Mantra : le yoga de la récitation

 

Le tantrayana implique une triple méthode contemplative : la visualisation, la récitation et l’évocation (symbolisme). Lorsque se fait la conjonction (yoga) de ces trois, c’est cela le samadhi de la contemplation. C’est à cela que doit tendre le yogacharya. C’est par ce samadhi qu’on s’établit en  Sahaja, la co-émergence, et qu’il est possible de reconnaître la nature de notre esprit, la Bodhicitta innée.

Le sanscrit mantra est composé de manas (tib. yid) qui veut dire “mental” et de tra (tib. kyob) qui veut “qui protège”, de sorte que mantra (tib. yid kyob) veut dire “qui protège le mental”. Le protéger de quoi ? Du discours superfétatoire de la soif et de la discrimination. En fait, le terme mantra ne désigne pas, à proprement parler, la formule que l'on récite mais renvoie précisément au yoga de la récitation, c'est-à-dire à la manière de réciter en vue d'accéder à une aptitude de la conscience mentale qu'est de pouvoir connaître sans discours mental. C'est le yoga de la récitation qui amène les expériences valides à la sagesse. Dans l'enseignement bouddhique, la formule (comme tout autre phénomène) que l'on récite n'a pas le pouvoir de nous faire faire des expériences. Certains parlent de vibrations capables de nous faire faire des expériences. Certes, un son est une vibration, mais nous aurons les expériences des projections et suggestions que l'on impute à ces vibrations. Toute expérience est la manifestation des cinq processus cognitifs (cinq agrégats). Pour celui qui aspire à l'Éveil, la finalité de la pratique n'est pas d'avoir des expériences mais de faire en sorte qu'une expérience l'amène à reconnaître la véritable nature des phénomènes et de l'esprit (4e garantie énoncée par le Bouddha Sakyamouni). Il faut constamment se rappeler notre aspiration et l'objet du "Refuge" qu'est l'Éveil.

La récitation du mantra est présentée comme un moyen habile (tib. Tab Kyé) du Vajrayana. Le sens de ce concept de "moyens habiles" peut-être confus. Ce ne sont pas les moyens qui disposent d'habilité capable de créer des expériences. Il s'agit plutôt de moyens qui nécessitent d'être appliqués avec habilité c'est-à-dire avec l'intelligence de la Vue. Bien comprise et bien appliquée, la récitation du mantra permet très rapidement de faire trois types d’expériences valides (note 1) : Connaissance non-obstruée, Clarté et Félicité. Il y a trois types de récitation du mantra : récitations extérieure, intérieure et intime (secrète).  Elles se font l’une après l’autre avec plus ou moins de rapidité selon l’acquis du yogacharya. Il est indispensable d’appliquer ces récitations pour passer du samādhi caractérisé au samādhi sans caractéristique et enfin obtenir des réalisations (sct. Siddhi) de la nature de l’esprit.

La récitation extérieure (sct. sevā, nyèn pa) ou d'approche se fait d’une façon audible, à voix haute ou murmurée.  Par un effort de concentration conjoint et sans distraction sur la visualisation et la signification, la récitation fait que le mantra se substitue au discours mental grossier. On focalise l’aspect yidam. Le yogacharya passera facilement à l’état d’enstase, à même l’esprit. Des expériences de connaissance non-obstruée apparaîtront.

La récitation vajra est une variante de la récitation extérieure silencieuse. Elle consiste à décomposer le mantra en suivant l’alternance de la respiration. Une partie de la récitation se fait à l’inspiration, puis à la rétention et enfin à l’expiration et ainsi de suite. C’est une méthode très efficace pour amorcer le samadhi et enchaîner sur la récitation intérieure.

La récitation intérieure (sct. upasevā, tib. nyè ouar nyèn pa) se fait de façon mentale. On se concentre plus particulièrement sur des cordons ou des guirlandes de mantra en leur attribuant une activité. Une acuité et une grande précision de l’emplacement dans le corps du Yidam et du graphisme des bijas (lettres initiales) renforcent le samadhi de la contemplation. L’enstase obtenu par la récitation d’approche maintient une cognition non-discursive, puis la récitation mentale fait que le mantra se substitue au discours subtil cogital.
Le terme récitation ne convient pas véritablement pour ce niveau de samadhi, mais on ne peut pas encore parler de "Célébration Intime" (tib. Sang Ngag) habituellement traduit par "mantra secret" (note 2). Par la récitation mentale, l’apparence-son du mantra s’énonce, s’affirme à la conscience. Dans un langage métaphorique, on parlerait de "messagers" (tib. Pao). Dans le mandala Tantra j’utilise l’expression "signifiance des dakas". Des expériences de clarté apparaîtront et la purification des trajets (sct. Nadi, tib. Tsa) du pneuma (sct. Vayu, tib. Loung) sont suivis de diverses expériences diurnes ou oniriques.
S’il n’y a pas d’enstase, il n’y aura pas véritablement de récitation mentale et finalement on ne fera qu’épeler le mantra avec son discours interne comme on le ferait pour un calcul mental. Ensuite la main qui tient le mala au niveau du cœur va commencer à s'affaisser. On aura envie de se taire et on va tomber dans la paresse et la léthargie.

La récitation intime (tib. sang ngag : གསང་ སྔགས།)

N’attends rien du mantra.
Si ce n’est pas pour pénétrer la Vue des souffles
On s’abrutit de formules que l’on croit magiques.
Joindre le mental et le souffle est l’excellente Célébration du Verbe.

Le tibétain "sang" est souvent traduit par secret au sens de « ce qui nous est caché » et pour lequel il nous faut recevoir d’un Lama la transmission de la vue à travers initiation, commentaire et insufflance (loung).

Le tibétain "ngag" ne veut pas dire mantra mais célébration et "sang ngnag kyi tèk pa" ne veut pas non plus dire « véhicule du mantra secret. La différence qu’il peut y avoir entre récitation et célébration peut être la même que certains Pères chrétiens font entre prière et oraison. "L'Oraison, ce n'est pas "fabriquer de la Prière", mais rejoindre en nous quelqu'un déjà en train de prier" : (Père Caffarel).

La célébration intime n’est pas à vrai dire une récitation du mantra. Ici se fait la purification du pneuma. En fait ce n’est pas les souffles qui sont à purifier. Une fois que les trajets (sct. Nadi, tib. Tsa) sont rétablis en vertu du samadhi précédent, le pneuma opère en sa nature primordiale de sagesse. Cela renvoie au "langage des dakinis". Dans le Mandala Tantra, j’utilise l’expression "évidanse des dakinis".

Le mantra n’a plus lieu de se substituer à quoi que ce soit. Le yogacharya exécute l’activité où la signifiance du mantra et la visualisation conçue pas l’esprit sont à leur apogée. Si, par exemple, on pratique Tchenrézi, à ce moment-là de la récitation intime du mantra "Om Mani Pémé Houng", c’est le Verbe implicite de « mani » et « pémé » qui s’actualise en la co-émergence de compassion/vide. En vertu de la nature de la vacuité matricielle (lotus), le joyau (mani) émerge dans sa pureté innée. On pourrait dire qu’à ce moment-là le yogacharya "incarne" de tout son être – corps vajra, verbe vajra et esprit vajra – la nature de ce qu’on entends par « le détenteur du mani Tchénrézi ».

Cette célébration des cinq Dhyanis Bouddhas dans le déploiement complet du mandala esprit/phénomène, je l’illustre par ce vajra des cinq couleurs ci-dessous.

Notes

1 La méditation entraîne toutes sortes d'expériences. Certaines sont singulières et subjectives. D'autres sont significatives d'un progrès dans la méthode. "Valides" qualifie les expériences qui relèvent de la nature fondamentale de notre esprit, nous en faisant reconnaître la nature ultime.

2 Le terme tibétain pour mantra est "Yid Kyob" qui, comme son équivalent sanscrit, signifie "mental protégé" dans le sens où la récitation "mantrique" protège la conscience mentale du discours cogital. Yid Kyob désigne plutôt la fonction alors que le terme tibétain "Sang Ngag" se réfère à l'aboutissement de cette fonction.

3 Cela renvoie au moudra ultime d’Amoghasiddhi : Co-émergence du Son et de vacuité (tib. Dra Tong).